Dans le texte de l’Apocalypse, deux foules sont mentionnées. Une foule liée à la terre de 144000 personnes. Les anges sont chargés de les marquer du sceau divin, c’est-à-dire d’apposer en leur cœur le sceau du baptême. Ils sont incorporés par ce sceau au corps dont le Christ est la tête. Pourquoi 144000 ? Ce chiffre est éminemment symbolique : 12X12X1000. 12 x 12 : le nombre des 12 tribus d’Israël et les douze apôtres englobant toute la révélation faite à Israël et ouverte à toutes les nations. X 1000, c’est la résonnance infinie à tous les hommes de bonne volonté. Dieu veut que tout homme soit sauvé. Tout ce passage est lié à la liturgie terrestre. La deuxième foule est décrite comme innombrable. Elle se célèbre au ciel, c’est donc une liturgie céleste : « Les élus se tiennent debout devant le Trône et devant l’Agneau, en vêtements blancs, avec des palmes à la main. Une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, races, peuples et langues. » (Ap 7, 9.) Deux foules donc, deux liturgies intimement reliées. Chaque fois que nous nous rassemblons en Église pour célébrer les saints Mystères du Salut, donnés par notre Dieu en son Fils Jésus-Christ, nous sommes unis à la liturgie céleste qui se célèbre devant le trône de Dieu et devant l’Agneau. Nous sommes ainsi dans chaque liturgie unis à ceux que nous appelons les morts, mais qui sont vivants de la vie même de Dieu après être passés par la mort. « Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs vêtements, ils les ont purifiés dans le sang de l’Agneau. » (Ap 7, 14) précise Saint Jean. Nous aussi, nous avons lavé notre vêtement ; nous l’avons purifié dans le sang de l’Agneau, au jour de notre baptême. Ce jour, nous avons été plongés dans la grande épreuve, dans le Mystère Pascal du Christ. Nous avons été plongés dans sa mort pour avoir part à sa Résurrection. En vertu de ce baptême, saint Paul appelle les chrétiens : les “saints”. (Cf. Rm 1, 7 ; Col 1, 2 ; Eph 1, 1.) En vertu de ce baptême, nous sommes, chacun et chacune, non seulement des enfants de Dieu mais des “saints”, accueillants cette vie divine en nous. Cela c’est le point de départ. Le point d’arrivée, nous l’avons dans la deuxième lecture : « Lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. » (I Jn 3, 2.) Ce qui nous incombe, c’est de laisser la grâce de notre baptême se déployer pleinement en nous. De manière à ce que nous puissions dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » (Ga 2, 20.) L’apôtre Jean, dans la seconde lecture, nous invite à contempler la grandeur de cet amour dont le Père nous a comblés. « Nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît encore pleinement. Nous serons rendus semblables au Christ quand nous le verrons tel qu’il est. Et tout homme qui fonde sur lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur. » (I Jn 3, 2-3.) Déjà, nous voyons le Christ Jésus. Nous le voyons, voilé sous les espèces eucharistiques ; Nous le voyons, voilé sous la Parole proclamée en Église ; Nous le voyons, voilé dans l’assemblée des chrétiens qui est le Corps du Christ ; Mais nous avons cette espérance qu’un jour nous le verrons face et face et qu’alors nous lui serons rendu semblable.
L’espérance du Ciel ne fait pas l’économie de la vie sur cette terre. Bien au contraire. Ce que nous vivrons au Ciel, c’est cette terre transfigurée. La béatitude que nous vivrons au ciel se prépare déjà sur cette terre. Où la chercher, où la trouver ?
Spontanément nous cherchons le bonheur dans l’assurance que procurent l’avoir, le pouvoir et la reconnaissance.
Jésus nous parle d’un bonheur, d’un autre ordre, un bonheur qui peut se vivre plus particulièrement au creux même de la pauvreté de cœur, de la détresse, de la soif de justice et de paix, du renoncement à entrer dans la violence de l’autre.
Ce bonheur est à chercher en Dieu, dans la foi. En fait, c’est le Ciel qui rencontre la terre ;
Être heureux du bonheur des béatitudes sur la terre, c’est recevoir le bonheur du Ciel, non dans la suffisance et l’orgueil de notre ego mais dans la reconnaissance de notre pauvreté, de nos dénuements. N’ayons pas peur de nos insuffisances, de nos frustrations, de nos humiliations, même de nos échecs. C’est tout cela que Dieu veut visiter. Nous sommes pauvres, pauvres en notre esprit propre. C’est précisément dans ce creux, cet espace disponible pour autre chose que nous-même qu’il nous faut accepter de recevoir le Royaume. Le Royaume, c’est le Christ et pour nous, accueillir le Royaume, c’est le suivre. Le Royaume des Cieux est là, au creux même de notre terre qui s’ouvre à la Présence de Dieu, à la logique du Christ pour lequel le mal n’a aucune adhérence, qui reçoit tout du Père.
Non seulement le Royaume se reçoit dans nos pauvretés mais c’est maintenant. Les deux béatitudes qui sont au présent, ce sont la première et la dernière.
Heureux les Pauvres de coeur, car le Royaume de Dieu est à eux…
Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le Royaume de Dieu est à eux…
C’est dire la place centrale du Royaume dans notre bonheur aujourd’hui. N’oublions pas qu’il se reçoit en creux, au creux de la « pauvreté du cœur » au creux de la « persécution pour la justice ». De creux en creux, vers l’abîme de l’amour de Dieu dont nous serons comblés quand nous le verrons face à face.
Toutes les autres béatitudes sont au futur. Il y a donc en plus du présent un futur. Le Royaume est là et il vient à nous, de notre avenir, du Christ qui est notre présent et notre avenir, du Christ qui s’est révélé il y a plus de 2000 ans mais aussi du Christ en gloire. Notre présent, la présence du royaume en nous vient de la résurrection du Christ. L’avenir de notre propre béatitude vient vers nous, vient à nous, vient en nous. À chaque instant, notre présent est visité par l’Esprit qui ne cesse de livrer en nous le Ciel en notre terre. C’est dire l’importance de notre vie intérieure. Le Royaume vient du Ciel. Il est le Ciel sur la terre. Il est plus que cela, il est en nous, en chacun de nous.
Prenons une image. On peut traverser le désert de Tunisie à pied pourtant l’eau que l’on peut emporter n’est pas suffisante. Les bédouins vous remettent une carte avec les points d’eau. C’est un ami prêtre qui a fait cette traversée qui me l’a racontée. Le point d’eau, indiqué sur la carte, n’est en fait qu’un endroit comme les autres dans une immensité de sable. Et oui, il faut creuser. Pour les béatitudes, il faut creuser et croire qu’en dessous, il y a de l’eau. Au début vous ne voyez que sable sec. Quelle joie et c’est quand vous commencez à ne plus y croire, quelle joie quand le sable que vous creusez devient humide. Quelques timides bouillons sablonneux arrivent. Vous êtes sauvés, vous allez pouvoir tamiser et vous désaltérer. Vous avez trouvé un peu du royaume des cieux.
Les béatitudes sont des points d’eau sur une carte. Il nous faut creuser au cœur même de notre vie pour recevoir douceur, pauvreté de cœur, la consolation dans la détresse, la faim et la soif de justice, la miséricorde et la paix de Dieu.